16

 

 

Les jambes de Mogweed lui faisaient mal ; le froid et la rareté de l’air lui brûlaient les poumons. Il détailla la piste de montagne qui sinuait devant lui, grimpant toujours plus haut.

Depuis leur évasion de la Forêt Noire, six jours auparavant, les compagnons ne cessaient de prendre de l’altitude. Ils n’avaient droit à de brefs répits que lorsque la piste traversait une petite vallée. Le reste du temps, lieue après lieue, ils escaladaient les pics granitiques du nord d’Alaséa.

Du moins avaient-ils laissé les Sinistreurs derrière eux, dans leur contrée natale pervertie. À présent, ils étaient entourés par une forêt de pins et de séquoias au tronc droit comme une flèche et aux branches ployant sous la neige.

Succédant aux géants difformes de la Forêt Noire, la vision de ces arbres sains les avait tout d’abord réjouis. Mais une journée de marche plus tard, ils avaient atteint leur premier hameau de montagne. Celui-ci avait été incendié. Des cheminées noircies se dressaient parmi des poutres brûlées et fendues, et des têtes avaient été plantées sur des piques au milieu de la place centrale – l’œuvre, à n’en pas douter, de maraudeurs n’ains.

Tout espoir de reconstituer leurs réserves de provisions s’était évanoui alors qu’ils exploraient le hameau en ruine. Celui-ci ne leur avait accordé qu’une faveur : un poney squelettique découvert dans un bosquet voisin.

Après ça, Kral avait guidé le groupe à l’écart de la Piste des Glaces, sur laquelle il ne s’estimait plus en sécurité.

— J’imagine que les n’ains ont nettoyé toutes les bourgades le long de la route qui conduit au Mur, histoire de fortifier le chemin d’accès à la Citadelle. Il y aura sûrement des sentinelles et des postes de garde le long de la passe principale. Nous aurons moins de risques de nous faire repérer sur les pistes plus étroites et plus raides.

Ainsi les compagnons avaient-ils quitté la route relativement praticable pour des sentiers sinueux à flanc de montagne.

En tête du groupe, Nee’lahn montait le poney et serrait le bébé contre elle. Elle seule était assez légère pour que l’animal décharné puisse la porter. De temps en temps, Mogweed lui jetait un regard furibond. Il n’était pas beaucoup plus lourd qu’elle. Et puis, le poney leur aurait été plus utile s’ils l’avaient achevé et débité pour faire sécher sa viande au soleil. À cause du pillage des hameaux, ils avaient rapidement épuisé leurs provisions.

Enfin, alors que le soleil s’abîmait derrière les pics couronnés de neige, Mycelle leva un bras, signalant la fin de leur marche quotidienne.

— On va camper près du ruisseau, dit-elle en tendant un doigt vers la droite, où un torrent de montagne dévalait une série de contreforts.

— Merci, Douce Mère, marmonna Mogweed.

Ses cuisses et ses mollets n’étaient plus que des nœuds de muscles. Quittant la piste tracée par des cerfs, il suivit les autres jusqu’à un petit plateau.

Le camp fut vite dressé. Les compagnons avaient passé suffisamment de temps sur la route pour que chacun d’eux connaisse par cœur les tâches qui lui avaient été assignées. Kral creusa une fosse pour le feu et déblaya les aiguilles de pin mortes alentour, afin que les autres puissent dérouler leurs couvertures. Méric et Tyrus ramassèrent du bois pendant que Nee’lahn allait chercher de l’eau.

Mogweed fouilla les paquetages en quête de gamelles et de quelque chose à manger. Il fourra un morceau de fromage dur dans sa bouche, puis sortit un peu de mouton séché pour le dîner du groupe.

Mycelle le rejoignit. Il avala précipitamment la friandise qu’il venait de voler, mais le regard de la guerrière était fixé sur la forêt.

— Tu as vu un signe de ton frère ?

Mogweed se rembrunit.

— Pas depuis hier soir.

— Il doit chasser à l’écart de la piste, murmura Mycelle. Mais je serais plus rassurée si je savais qu’il va bien.

Mogweed se redressa, une poêle à la main.

— Il est plus en sécurité dans les bois qu’avec nous. Là-dedans, il peut se fondre aux autres créatures sauvages.

— Ce ne sont pas les dangers de la forêt qui m’inquiètent. (Mycelle jeta un coup d’œil au petit homme.) C’est son propre esprit. Le loup en lui est tout près de le submerger.

— Il nous reste encore une lune avant de nous figer, argua faiblement Mogweed.

Mycelle leva la tête. La lune pleine se détachait à leur aplomb dans le ciel crépusculaire.

— J’espère que tu as raison.

Et elle s’éloigna.

Un frisson parcourut Mogweed tandis qu’il scrutait la forêt alentour. De fait, où était Fardale ? Jamais encore son frère n’avait disparu une journée entière. Et la veille, avant de s’enfoncer dans l’obscurité, il s’était tourné vers Mogweed pour lui envoyer des images floues, dépourvues de sens. Même ses yeux ne brillaient plus aussi fort. Le loup avait presque entièrement pris possession de lui.

Au moins Mogweed portait-il une forme humaine qui le rendait moins vulnérable à ce genre de pulsions. Tous les métamorphes le savaient : plus sauvage est l’animal, plus rapide est la transformation définitive. Mogweed devait pourtant reconnaître qu’il se sentait de plus en plus à l’aise dans son corps actuel. Au début, la fragilité de celui-ci l’avait irrité. Porter des vêtements le gênait, et ses bottes lui écorchaient les pieds. Il s’en souvenait encore. Mais, après tant de lunes passées sous sa forme humaine, il commençait vraiment à l’apprécier. Son désir ardent de remodeler sa chair s’était peu à peu estompé. Même quand il soupirait après des membres plus robustes ou une chaude fourrure, il savait qu’une fois la nécessité passée, il reprendrait son aspect humain.

Mogweed frissonna. Il voulait ignorer ce changement de perspective, mais au fond de son cœur, il savait ce que ça signifiait. Lui aussi était tout près de se figer. L’humain en lui menaçait son véritable héritage. Désormais, Mycelle comprenait mieux Fardale que lui. Parce que non seulement les messages du loup devenaient plus rudimentaires, mais aussi parce que la capacité de Mogweed à les déchiffrer ne cessait de diminuer. Il leva les yeux vers le disque argenté qui se découpait dans le ciel. Encore une lune, et tout sera perdu.

— Cesse de bayer aux corneilles, grommela Kral sur le côté, et apporte-moi le matériel de cuisine.

Pivotant, Mogweed vit que le montagnard avait déjà allumé un petit feu. Il le rejoignit. Kral nourrissait les flammes avec des branches mortes ; sa barbe noire dégoulinait comme la glace fondait sur ses cheveux bouclés.

— Il fiche quoi, l’el’phe ? grogna-t-il. J’ai besoin de quelque chose de plus substantiel que des brindilles pour alimenter ce feu.

Ses prunelles étaient semblables à deux braises.

Mogweed posa la poêle et les gamelles exhumées de leurs paquetages et s’écarta sans tourner le dos à Kral. Il avait passé toute sa vie dans la forêt et, même s’il était près de se figer sous sa forme humaine, ses instincts animaux demeuraient vivaces. Il percevait quelque chose de sauvage et de brutal chez le montagnard. Comme celle de Fardale, la nature bestiale de Kral semblait s’amplifier chaque jour. Mogweed supposait que c’était parce qu’ils approchaient de Tor Amon, l’ancien fief de son peuple. Peut-être cela ravivait-il son animosité. Mais quand il se trouvait tout près du montagnard, comme en ce moment, un doute le saisissait.

— Je… je vais chercher Méric et Tyrus. Les aider à ramasser plus de bois.

— Assure-toi qu’ils en ramènent une brassée chacun, gronda Kral en levant les yeux vers le ciel. Il va neiger ce soir ; on risque de geler.

Mogweed acquiesça et s’éloigna. Il n’avait aucune intention de chercher les autres. Ce n’était pas son boulot. Et puis, il faisait noir dans les bois. Pas question qu’il s’aventure là-dedans tout seul. Au lieu de ça, dès qu’il fut hors de vue de Kral, le métamorphe descendit vers la rivière.

Un peu plus bas, il entendit les voix de Mycelle et de Nee’lahn. Il s’approcha sur la pointe des pieds pour épier la conversation des deux femmes.

— Comment va le petit Rodricko ? interrogea Mycelle en plongeant un seau dans l’eau et en le ressortant plein.

Elle parlait du bébé nyphai, auquel Nee’lahn avait donné le nom du menuisier défunt.

— Il se porte bien. L’esprit de mon arbre lui donne des forces.

Nee’lahn accepta le seau que lui tendait Mycelle. De sa main libre elle remonta le bébé contre sa poitrine.

— Il n’est pas le seul à profiter, dit-elle en souriant. Mes seins ont commencé à gonfler. Le temps qu’il se sépare de sa graine de naissance ils seront prêts à le nourrir.

— Et tu penses que ça arrivera quand ? demanda Mycelle plongeant un deuxième seau dans la rivière.

— C’est difficile à dire. Mais pas plus de deux lunes.

— Si vite ?

Nee’lahn acquiesça. Les deux femmes se mirent à marcher en direction de la cachette de Mogweed. Celui-ci se tapit derrière un rocher pour ne pas être vu, puis les suivit tandis qu’elles rebroussaient chemin.

Dissimulé par les branches d’un séquoia, il put détailler l’ensemble du campement. Méric et Tyrus étaient revenus avec tout le bois souhaité. Kral s’affairait devant le feu. Nee’lahn posa son seau près du montagnard, puis s’assit sur une pierre pour bercer le bébé.

Mycelle se dirigea vers le poney avec le deuxième seau. L’animal ignora l’eau qu’elle lui offrait et continua à brouter les maigres touffes d’herbe. La guerrière s’essuya les mains et leva les yeux vers le ciel. Malgré la distance qui les séparait, Mogweed la vit pousser un gros soupir, jeter un coup d’œil à leurs compagnons et s’éloigner discrètement.

Mogweed pinça les lèvres. Il savait ce que Mycelle était sur le point de faire. Sans la quitter des yeux, il contourna furtivement le camp. Quand il le voulait, il était capable de se déplacer dans les bois sans faire plus de bruit que son frère le loup.

Mycelle redescendit vers le bord de la rivière. Elle jeta sa cape sur un morceau de granit plat, puis entreprit de défaire sa ceinture et les boutons de ses habits en cuir. Bientôt, il ne lui resta plus que ses sous-vêtements. Elle les ôta sans se soucier du froid et, une fois nue, s’assit en tailleur sur sa cape.

Mogweed se dandina comme une brusque chaleur envahissait son bas-ventre. Il s’humecta les lèvres et, du regard, détailla les courbes de la guerrière, tendant le cou pour mieux voir ses longues jambes musclées. Bien que déshabillée, Mycelle n’était pas entièrement nue : autour de son bras, elle portait toujours le serpent aux couleurs de l’arc-en-ciel.

Elle leva de nouveau les yeux vers la lune et la regarda fixement un long moment. C’était bien ce que Mogweed espérait. Une fois de plus, le moment était venu pour la guerrière de régénérer grâce au venin du paka’golo. Le reptile s’agitait comme s’il l’avait senti, lui aussi.

Très excité, Mogweed déglutit sans quitter Mycelle des yeux.

La guerrière saisit le serpent et l’approcha de sa gorge, penchant la tête sur le côté pour lui offrir la chair tendre au creux de son cou. Le paka’golo se tordit entre ses doigts et darda sa langue minuscule. Il se redressa, ouvrant la gueule et exposant toute la longueur de ses crocs.

Mogweed ne le vit même pas frapper. L’instant d’après, les mâchoires du reptile étaient accrochées sur la gorge de Mycelle, et des spasmes parcouraient son corps tandis qu’il projetait son poison dans la chair de la guerrière.

Lentement, Mycelle s’affaissa sur elle-même. Ses bras retombèrent. À l’endroit où le serpent l’avait mordue, sa chair commença à fondre. Ce furent d’abord son cou et son épaule qui se changèrent en une masse de gel ambré. Puis la transformation s’étendit comme le poison se répandait dans ses veines. Sa silhouette fondit ainsi qu’une poupée de cire exposée à une flamme.

Mogweed serra les poings de frustration. Telle était la véritable forme des si’lura. L’homme en Mogweed avait réagi au spectacle de la nudité de Mycelle ; à présent, sa moitié si’lurane vibrait de désir. Il aurait tant voulu fondre lui-même et se mélanger à la guerrière ! C’était tout juste s’il pouvait se contenir. De la sueur perlait sur sa peau. Son cœur battait la chamade et son sang s’engouffrait plus fort, plus vite que jamais dans ses veines.

Mais il n’était pas le seul à partager ce moment. Le paka’golo qui, jusque-là, avait flotté en surface de la masse gélatineuse se laissa couler dans ses profondeurs et se mit à nager à l’intérieur de Mycelle. Mogweed vit ses reptations au travers de la chair translucide de la guerrière. Sur le passage du serpent, celle-ci ondulait et son éclat ambré s’intensifiait.

Lorsque tout le corps si’luran de Mycelle brilla, le paka’golo refit surface tel un plongeur. Les ondulations s’estompèrent dans son sillage et une forme se modela lentement au milieu du chaos. Des membres humains réapparurent, suivis par des courbes appétissantes.

Mycelle était ressuscitée. Les lèvres entrouvertes, elle hoqueta et prit sa première inspiration. Elle resta allongée sur sa cape, haletante, les yeux fermés tandis que la transformation s’achevait et que le paka’golo reprenait sa place autour de son bras.

Mogweed tremblait de tout son corps lorsque quelque chose de froid toucha la peau brûlante de sa joue. Il poussa un glapissement et se rejeta en arrière, levant un bras pour se protéger la figure.

Une grande forme sombre le surplombait. Il lui fallut un battement de cœur affolé pour reconnaître son frère. Fardale s’assit sur son arrière-train, la langue pendante et les yeux brillants d’amusement.

Mogweed se rassit et donna une bourrade à son frère. Mais il était encore très secoué.

— Qui est là ? appela une voix rauque.

C’était Mycelle.

Mogweed frémit et se redressa maladroitement.

— C’est… ce n’est que moi ! J’ai trouvé Fardale. (Il s’avança comme s’il venait juste d’arriver.) J’ai pensé que tu voudrais le savoir.

En écartant une branche, il vit que Mycelle avait déjà renfilé ses sous-vêtements. La guerrière lui adressa un signe de tête et reporta son attention sur le reste de ses habits. Elle semblait épuisée.

— C’est bon de te revoir, Fardale.

Le loup grogna, puis descendit vers la rivière et but longuement.

Mycelle et Mogweed échangèrent un regard. Tous deux avaient remarqué l’absence de salutations mentales. Fardale n’essayait même plus de communiquer à la façon des si’lura.

Le museau dégoulinant, il se dirigea vers un buisson et leva la patte. Un jet d’urine chaude fuma dans l’air glacial de la nuit.

De nouveau, Mycelle jeta un coup d’œil à Mogweed et haussa un sourcil. Le petit homme ne réagit pas : il était trop choqué par la désinvolture avec laquelle son frère venait d’agir.

Lorsqu’il eut terminé, Fardale leva le museau, renifla et s’éloigna en direction du camp, visiblement attiré par l’odeur de la viande en train de cuire sur le feu.

Mycelle boutonna son pantalon.

— Fardale se comporte vraiment comme un loup. Tu es certain que vous avez encore une lune entière avant de vous figer ?

Mogweed se souvint de sa propre réaction face au corps nu de la guerrière. Il avait eu désespérément envie de la prendre comme un homme. Envie qui tardait d’ailleurs à disparaître – heureusement que sa cape la dissimulait en grande partie.

— Je… je ne sais pas. Personne n’avait jamais été maudit de la sorte avant nous.

Mycelle lui toucha l’épaule, et il dut réprimer un frisson.

— S’il existe un moyen de l’empêcher, nous le trouverons, promit la guerrière.

Mogweed acquiesça et s’écarta d’elle. Comme Mycelle se penchait pour ramasser son pourpoint, il jeta un coup d’œil au paka’golo, et une colère mêlée de frustration incinéra les vestiges de son désir. Ce n’était pas juste que le serpent ait rendu ses capacités de métamorphe à la guerrière. Celle-ci avait volontairement choisi de se figer sous sa forme humaine, et pourtant, on lui avait donné une seconde chance.

Comme s’il avait senti que Mogweed l’observait, le paka’golo leva sa tête minuscule. Leurs regards se croisèrent. Une langue minuscule se darda pour goûter l’air entre eux.

Mogweed plissa les yeux, se souvenant des ondulations de la chair de Mycelle. Pour la millième fois, il se demanda si une réponse à ses propres problèmes ne se trouvait pas juste sous son nez. Mama Freda, la vieille guérisseuse, avait affirmé que le serpent était lié à Mycelle depuis la résurrection de celle-ci et que sa magie se canalisait désormais vers le seul esprit de la guerrière. Mais que se passerait-il si ce lien venait à être brisé ? Serait-il possible d’en créer un nouveau ?

Mycelle se redressa en tirant sur son pourpoint.

— On devrait regagner le camp.

Mogweed acquiesça. Il attendit que la guerrière ait fini de se rhabiller, puis la suivit en détaillant son dos.

Comme il marchait derrière elle, un nouveau désir s’empara de son cœur – un désir beaucoup plus sombre qu’une simple pulsion sexuelle. Et si le lien pouvait être brisé ?

 

Perché dans les branches d’un énorme séquoia, Méric comptait les n’ains qui passaient en contrebas. Dix.

C’était la deuxième patrouille que les compagnons croisaient aux abords de Tor Amon. Et comme la précédente, elle ne brillait pas par sa vigilance. Des rires gutturaux et des éclats de voix descendant depuis la passe de montagne avaient trahi son approche, laissant aux voyageurs tout le temps de s’organiser. Dans ces hauteurs, les n’ains étaient devenus négligents. Ce qui se comprenait : entre les Sinistreurs de la Forêt Noire et leur propre armée retranchée à Château Mryl, qu’avaient-ils à craindre dans ces montagnes isolées ? Qui pouvait bien venir les menacer ?

Portant à ses lèvres une main à demi repliée, Méric poussa le cri perçant d’un aigle des glaces. Aussitôt, Fardale jaillit de derrière un buisson de houx et se jeta sur le dernier n’ain de la colonne. Il lui sectionna les tendons et disparut dans un éclair de fourrure. Le n’ain blessé hurla et tomba, face contre terre. Les autres firent volte-face.

À la faveur de leur distraction, Méric bondit de son perchoir en invoquant juste assez de magie élémentale pour ralentir sa chute. Deux arbalètes vibrèrent dans ses mains tandis que leurs carreaux filaient dans les airs. Le premier se planta dans l’œil d’un n’ain ; le second transperça la gorge d’un autre. Méric atterrit gracieusement dans un tas d’aiguilles de pin. Lâchant ses arbalètes, il dégaina sa fine épée et, si vite que l’œil humain n’aurait pu le suivre, empala le n’ain le plus proche.

Kral et Tyrus apparurent soudain derrière les soldats : l’un, sombre comme la forêt en pleine nuit ; l’autre, irradiant tel le soleil matinal. Ils chargèrent en brandissant hache et épée. Au moment où ils frappaient l’arrière-garde ennemie, Mycelle surgit sur un côté de la piste pour attaquer le flanc de la patrouille avec ses épées jumelles.

Pris par surprise, la plupart des n’ains s’écroulèrent sans même avoir pu dégainer. Le massacre fut aussi rapide que brutal. Kral fendait les rangs ennemis à grands coups de hache, faisant jaillir du sang, des tripes et de la cervelle sur son passage. Mycelle et Tyrus tourbillonnaient derrière lui, achevant les blessés qu’il laissait dans son sillage.

Méric vit un n’ain tenter une échappée. Il était plus mince et avait des jambes plus longues que les autres. Sans doute un messager – et à peine sorti de l’adolescence, avec ça. Les yeux écarquillés par la terreur, il rebroussa chemin en courant. Il espérait sans doute survivre et donner l’alarme. Méric baissa son épée en secouant la tête.

Tandis que le n’ain fonçait le long de la piste, des racines se tendirent pour s’enrouler autour de ses chevilles. Il tomba à plat ventre, roula sur le flanc et se releva avec une vivacité louable. Mais il était déjà trop tard. En silence, Fardale lui bondit dessus et lui déchiqueta la gorge.

Méric se détourna comme le loup achevait le jeune messager.

Autour de lui, les n’ains massacrés gisaient sur la piste forestière, leur sang répandu fumant dans l’air glacial du matin. L’un d’eux tenta de s’éloigner en rampant et en gémissant. Son bras droit avait été tranché net au niveau du coude. Tyrus se planta derrière lui et le décapita d’un coup d’épée. Le visage du prince mrylien ne trahit pas la moindre émotion tandis que la tête de sa victime roulait sur le sol.

Nee’lahn sortit du couvert d’un buisson d’aubépine, le bébé dans ses bras. Mogweed la suivait de près. La nyphai leva une main et les racines qui avaient fait trébucher le messager se renfoncèrent dans la terre meuble. Elle balaya le carnage d’un regard vitreux, puis se détourna en marmonnant :

— C’est contre-nature.

Kral fouilla les cadavres pour récupérer leurs provisions. Quand il se redressa, sa barbe dégoulinait de sang.

Méric frémit. Nee’lahn disait vrai : c’était contre-nature. Il se souvint des n’ains qui accompagnaient Elena au Gul’gotha, les prisonniers que la vue du Try’sil avait libérés de l’emprise du Seigneur Noir. La patrouille que les compagnons venaient de massacrer était corrompue de la même façon, pliée à la volonté de la Bête Noire du Gul’gotha. Était-ce juste de tuer ces soldats – l’el’phe regarda les yeux brillants de Kral – et d’y prendre autant de plaisir ?

Soupirant, Méric rengaina son épée. Quel autre choix avaient-ils ? Ils devaient détruire le portail du Weir situé à la Citadelle.

Après avoir dissimulé les cadavres, les compagnons reprirent leur chemin. La queue dressée et les narines frémissantes, Fardale marchait en tête pour guetter un nouveau danger éventuel.

La journée parut s’étirer à l’infini tandis qu’ils poursuivaient leur ascension. Mais, comme le soleil déclinait vers les montagnes plongées dans l’ombre, à l’ouest, ils atteignirent enfin le sommet de la passe.

Méric fut le premier à découvrir l’immense vallée qui s’étendait en contrebas – si large que l’on distinguait à peine les pics de l’autre côté. Des lambeaux de brume lourde et blanche se détachaient contre le noir des pins. Mais ce paysage n’était là que pour servir d’écrin à une véritable merveille. Car tout le fond de la vallée, ou presque, était occupé par un lac de montagne gigantesque, à la surface bleu marine et réfléchissante comme un miroir : Tor Amon.

Mogweed rejoignit l’el’phe et hoqueta :

— Douce Mère.

Méric comprenait sa surprise. Une gigantesque arche de granit enjambait le lac de Tor Amon. Ses piliers massifs, à la surface lissée par les intempéries, jaillissaient de l’eau même, et dans ses hauteurs était sculpté un château couronné de tourelles. Des torches brillaient partout à travers la structure, derrière ses fenêtres comme le long de ses immenses remparts.

— Le foyer ancestral des montagnards, dit Kral d’une voix éraillée par l’émotion, sans pouvoir en détacher son regard. La Citadelle du Trône de Glace.

— C’est magnifique, dit Nee’lahn en descendant de son poney décharné.

Non seulement l’arche et le château montaient à l’assaut du ciel, mais ils se reflétaient dans les eaux immobiles du lac en contrebas, créant l’illusion d’un cercle. De fait, c’était une vision magnifique – mais non dépourvue d’une certaine austérité. Sous l’arche, à l’aplomb des remparts de la citadelle, pendaient des stalactites monstrueuses, formées par la brume qui, depuis des siècles, dégoulinait le long de la pierre et se solidifiait dans l’air glacial. Elles s’étiraient vers l’eau bleu marine, scintillant dans les derniers rayons du couchant tels les crocs gelés de quelque redoutable prédateur des montagnes.

Méric frissonna. Il sentait la faim ténébreuse qui émanait de cet endroit. Et il n’était pas le seul. Tyrus observait le château, les sourcils froncés.

— Il est là.

— Qui donc ? demanda Mycelle à côté de lui.

— Le griffon, répondit le prince. Le portail du Weir. Ne le sens-tu pas ? Il est pareil à une fièvre palpitante, une blessure infectée.

Méric acquiesça.

— Je le sens aussi. C’est comme une gueule noire qui aspire toute vie alentour. Un trou dans la trame de l’Univers.

— Je ne sens rien d’autre que le froid, bredouilla Mogweed en claquant des dents.

— Moi non plus, dit Mycelle. Vous êtes sûrs de vous ?

Un gémissement étouffé les fit tous sursauter. Ils pivotèrent. Dans les bras de Nee’lahn, le bébé vagissait, se débattant dans le harnais improvisé par la nyphai.

— L’enfant de la graine le sent aussi. Tout comme moi.

Nee’lahn recula pour tenter de calmer le nourrisson.

Mycelle tourna un regard interrogateur vers Kral. Celui-ci hocha la tête.

— Un fléau plus grand qu’aucun n’ain possède le château.

— Mais seuls les élémentaux le perçoivent, murmura pensivement la guerrière.

— Que veux-tu dire ? interrogea Méric.

Mogweed et moi ne sentons rien de particulier. Contrairement à vous tous.

Les yeux plissés, Mycelle se remit à étudier la vallée.

Méric réfléchit quelques instants avant de dire :

— Selon Elena, les portails du Weir sont sensibles à la magie et à ses porteurs. Ils peuvent aspirer les énergies magiques, mais aussi les gens qui en sont suffisamment imprégnés.

— Comme ceux qui possèdent des dons élémentaux.

L’el’phe acquiesça.

— Er’ril s’est fait prendre par l’un d’eux. Le seigneur Tyrus aussi – brièvement. Et si nous en croyons ce que nous avons appris à Val’loa, l’esprit de Chi lui-même est prisonnier dans leur cœur ténébreux.

— Alors, vous êtes d’autant plus menacés, conclut Mycelle. Seuls Mogweed, Fardale et moi pouvons approcher le griffon en toute sécurité pour tenter de le détruire.

— Mais comment faire ? Objecta Méric, formulant à voix haute la question qui les taraudait tous depuis le début de leur expédition. Si ce portail peut absorber notre magie, quel espoir avons-nous de le détruire ?

Kral s’avança à l’instant où le soleil disparaissait à l’horizon. Silhouette noire se découpant contre la pénombre, il brandit sa hache.

— Tous ces bavardages ne nous rapprochent pas de notre objectif. Quoi qu’il advienne, je trouverai un moyen d’expulser ce mal du cœur de la Citadelle. Le Trône de Glace sera restitué aux montagnards.

Mycelle soupira.

— Kral a raison. Nous ne pourrons rien accomplir d’ici. Nous n’avons pas d’autre choix que continuer.

La question ainsi réglée, les compagnons s’engagèrent sur la piste qui descendait dans la vallée. Craignant que son poney la gêne plus qu’autre chose à partir de là, Nee’lahn le libéra et poursuivit à pied. Méric l’aida en prenant son luth enveloppé de fourrures protectrices.

Au bout d’un moment, Mogweed s’avança jusqu’en tête de leur petite colonne. Serrant les plis de sa cape contre lui, il fit un signe du menton vers l’avant.

— Quelqu’un s’est-il demandé comment nous allions faire pour atteindre le château ? S’il est gardé par des n’ains et perché au sommet d’une arche de pierre…

— Il existe un moyen d’y accéder, coupa Kral.

— Lequel ?

— Celui que mon peuple a emprunté pour fuir voici cinq siècles.

 

La neige revint avec l’obscurité, soufflant et tourbillonnant autour des compagnons qui, recroquevillés sous leur cape, longeaient silencieusement la rive rocailleuse abrités par les arbres.

Kral ouvrait la marche, les yeux plissés, ses perceptions animales projetées devant lui. La nuit était tombée à présent, et l’eau du lac paraissait aussi noire que de l’huile. Le montagnard regardait les flocons blancs balayer la façade ténébreuse de la citadelle. Il marqua une pause pour renifler le vent. Une tempête se préparait – un véritable blizzard.

— Il faut accélérer, siffla-t-il à Mycelle, qui venait juste derrière lui.

La guerrière grimaça.

— La prudence est plus cruciale que la rapidité.

Kral sonda la forêt qui recouvrait le fond de la vallée. Sur la route de Tor Amon, ils avaient croisé plusieurs campements n’ains, mais grâce à leurs feux, ils avaient facilement pu les repérer et les contourner. Ils n’avaient pas eu beaucoup plus de mal à éviter les patrouilles peu vigilantes. Pour l’heure, les bois étaient sombres et silencieux autour d’eux.

— Je présume que toutes les poules sont rentrées pour la nuit. Répondit Kral. Les n’ains détestent le froid. Ils resteront bien au chaud ce soir.

— Néanmoins, mieux vaut rester sur nos gardes, intervint Méric qui les avait entendus. Nous ne voudrions surtout pas réveiller tout le poulailler.

— Une tempête approche, argua Kral sur un ton coléreux. Une tueuse des montagnes.

Par-delà le lac, Méric jeta un coup d’œil vers le nord.

— Je la sens aussi. Mais le blizzard pourra masquer notre approche.

Kral secoua la tête, faisant tinter les minuscules stalactites qui constellaient sa barbe.

— Tu connais peut-être les cieux, el’phe. Mais tu ignores tout des montagnes. La tempête de cette nuit te gèlera sur place. Nous devons nous éloigner du lac avant qu’elle frappe.

— Combien de temps nous reste-t-il ? interrogea Mycelle.

Kral pencha la tête sur le côté. Le vent commençait déjà à hurler.

— Pas beaucoup.

La guerrière fit un signe du menton vers l’avant.

— Donne l’allure. On se débrouillera pour te suivre.

Puis elle regagna l’arrière de la colonne pour avertir les autres tandis que Méric réglait son pas sur celui de Kral.

Une autre lieue défila sous leurs pieds avant que la neige commence à tomber plus dru et que ses gros flocons s’accumulent sur la rive et dans les branches des arbres. Secouant sa cape comme un oiseau ses plumes, Méric demanda :

— Sommes-nous encore loin de ce chemin secret dont tu parlais tout à l’heure ?

— Plus très, grommela Kral, qui n’avait aucune envie de parler.

Après la tombée de la nuit, sa bête intérieure était toujours plus forte. Elle devenait difficile à ignorer et à maîtriser – et ce soir-là, les énergies ténébreuses qui tourbillonnaient dans la vallée n’arrangeaient rien.

— Où se trouve-t-il exactement ? Insista Méric.

Kral tendit un doigt vers le lac, à l’endroit où le pilier le plus proche jaillissait de l’eau pour se dresser vers le ciel. Sa base était aussi large que la plupart des places fortes. De là où il se trouvait, Méric distingua un pont de planches qui reliait ce pilier au rivage. Des torches éclairaient une porte de fer enfoncée dans une niche. Kral savait qu’elle donnait sur un long escalier en colimaçon qui grimpait jusqu’au château.

— Il n’y a pas de sentinelles, s’étonna Méric.

— La Citadelle se garde toute seule. Un homme robuste a besoin d’une demi-journée pour monter jusqu’à elle. Nul ne peut prendre ses occupants par surprise. (Kral désigna les lumières minuscules qui parsemaient le pilier.) Il y a des postes de garde tout le long de l’escalier qui mène en haut. Quel besoin de surveiller une simple porte ?

Méric acquiesça, mais ses yeux demeurèrent plissés d’inquiétude.

Comme ils poursuivaient leur chemin, Kral détailla l’immense arche de granit. Maintenant qu’il était plus près, il percevait les deux pouvoirs à l’œuvre en ce lieu : l’énergie ténébreuse qui coulait dans ses propres veines, mais aussi une pulsation plus profonde et plus sonore. Il connaissait cette voix. C’était celle des racines de la montagne, de l’immensité minérale enfouie dans le sol. Ses vibrations remontaient depuis les profondeurs de la terre, se propageant à travers l’arche.

C’était cette voix qui, jadis, avait convoqué les clans de nomades du nord d’Alaséa et rassemblé une myriade de Flammes sur ce site. Le peuple de Kral avait mis un siècle entier à creuser le tunnel qui conduisait tout en haut de l’arche. Le sommet de celle-ci avait d’abord servi de perchoir depuis lequel surveiller les environs, à une époque où les humains étaient encore des barbares et les guerres fréquentes. Au fil du temps, un château entier s’était développé là et les nombreux clans s’étaient unis sous le règne de la Flamme de Senta – celle de la famille de Kral.

Mais ce temps était révolu. Les doigts du montagnard se crispèrent sur le manche de sa hache.

Cinq siècles auparavant, les n’ains étaient arrivés, armés de magie noire et accompagnés de monstres de la pire engeance. Les clans n’avaient pas pu se défendre contre de telles forces. Ils s’étaient fragmentés en familles et de nouveau éparpillés à travers les montagnes.

Kral prêta de nouveau l’oreille à l’appel sourd de la Citadelle. La douleur était presque insupportable. Même sa bête intérieure fuyait devant elle pour se réfugier tout au fond de son cœur.

— Comment allons-nous monter jusqu’en haut sans nous faire repérer ? s’enquit Méric.

— En ne montant pas, répondit Kral.

Le montagnard pivota vers les eaux de Tor Amon. Ses compagnons se massèrent derrière lui. Il ôta sa cape de fourrure et la laissa tomber.

— Je vais voir si le chemin d’antan est toujours ouvert. Mais je dois y aller seul.

— Aller où ? demanda Mycelle.

Kral continua à se déshabiller, ne gardant que ses sous-vêtements de lin. La brise glaciale sur sa chair nue ne semblait pas le déranger. Il regarda sa hache un instant puis, à regret, la déposa sur la pile de ses vêtements.

— Que quelqu’un prenne mes affaires. Emportez-les avec vous.

— Mais où ? s’impatienta Mycelle, une pointe de colère dans la voix. Assez de ces mystères ! Parle clairement.

Kral se tourna vers elle.

— Toi et les autres, vous allez continuer. Traversez le pont de bois et dirigez-vous vers le pilier. Dissimulez-vous dans l’ombre de la porte jusqu’à ce que je vienne vous chercher.

— Et où vas-tu exactement ? interrogea Mogweed, frissonnant.

De nouveau, Kral pivota vers le lac et désigna le reflet de l’arche dans les eaux noires, éclairé par la lumière des torches qui brillait dans les hauteurs du château et par le clair de lune qui filtrait au travers des nuages de plus en plus épais.

— Je vais reprendre mon héritage. (Par-dessus son épaule, il jeta un coup d’œil au seigneur Tyrus.) La Terre a donné à votre famille le pouvoir de se fondre à la pierre et d’y nager comme dans de l’eau. À la mienne, elle a donné le pouvoir inverse : celui de solidifier l’eau pour s’y déplacer comme sur de la pierre.

— Je ne comprends pas ce que…, commença Tyrus.

Kral ignora l’expression perplexe de ses compagnons. C’était plus simple de leur montrer – du moins, si la Terre se souvenait encore de son clan et des serments prêtés des siècles plus tôt. Avant que quiconque puisse ajouter quoi que ce soit, le montagnard plongea dans l’eau glacée en priant pour que la Terre ait la mémoire longue.

Le froid de l’eau le frappa comme un coup de marteau en pleine poitrine. Lorsque sa tête émergea à l’air libre, il ravala un hoquet et lutta contre ses muscles déjà saisis de crampes. En ruant et en agitant les bras, il nagea vers le reflet scintillant de l’arche.

Il marqua une pause pour regarder derrière lui. Ses compagnons, choqués, se tenaient immobiles sur la berge. Il gesticula furieusement. Alors, Mycelle ordonna aux autres de ramasser ses affaires et de se diriger vers l’extrémité du pont.

Kral reporta son attention sur sa propre tâche. Avec des mouvements de plus en plus fluides, il se propulsa vers le reflet lointain, illuminé par les torches de la Citadelle qui le surplombait. Tandis que le froid imprégnait ses os et changeait ses membres en plomb, il craignit de s’être lancé dans une entreprise stupide et irréfléchie. C’était sûrement de la folie de croire que…

Mais lorsqu’il atteignit enfin l’image flamboyante du château, l’eau se réchauffa autour de lui. Kral crut d’abord que c’était l’épuisement qui tiédissait ses muscles. Puis la différence de température devint assez flagrante pour dissiper ses doutes.

Des larmes s’étranglèrent dans sa gorge. La Terre se souvenait.

Craignant que le miracle se dissipe, il prit une grande inspiration et plongea. La lumière de la surface pénétrait l’eau cristalline. Très loin au-dessous de lui, Kral vit l’image-miroir de la Citadelle se refléter dans les profondeurs obscures du lac. Il la détailla avec émerveillement. Une arche scintillante semblait tendre ses piliers vers lui comme des bras accueillants. Il se remémora sa vision initiale de la vallée : l’arche qui enjambait le lac et s’y reflétait en même temps, formant un cercle complet. Mi-pierre, mi-illusion.

Battant des jambes avec une vigueur renouvelée, Kral se propulsa vers le pilier fantomatique le plus proche. Comme il arrivait à sa portée, le doute l’assaillit de nouveau. Il devait être fou. Qu’espérait-il accomplir ? Ce n’était sûrement que des légendes, de vieilles histoires familiales dénuées de fondement…

Puis il tendit la main vers le reflet scintillant – et ses doigts touchèrent de la pierre.

 

Mycelle guida prudemment ses compagnons le long d’un promontoire de granit. Le pont s’étendait devant eux. Il ne semblait pas surveillé, mais la guerrière leva une main pour réclamer le silence et tendit l’oreille. D’un geste, elle envoya Fardale vérifier qu’il n’y avait pas d’espions à la lisière des arbres.

Ils se pelotonnèrent sous la saillie rocheuse pour se protéger de la férocité du vent. Mycelle promena un regard à la ronde. Dans leur cape saupoudrée de neige, les autres frissonnaient irrésistiblement. Kral avait eu raison quant à la tempête qui approchait. Ils devaient se mettre à l’abri le plus vite possible.

La guerrière contourna le promontoire en sens inverse, s’exposant aux bourrasques pour chercher Kral. Du montagnard, il ne restait pas le moindre signe. La surface du lac était redevenue immobile après qu’il eut plongé. Où se trouvait-il ? Que mijotait-il ?

L’appréhension que Mycelle avait ressentie un peu plus tôt revint à la charge. Depuis qu’ils avaient pénétré dans la vallée, le paka’golo enroulé autour de son bras sifflait et contractait ses anneaux chaque fois que Kral s’approchait d’elle. On aurait dit qu’il voulait prévenir sa maîtresse, la mettre en garde contre un danger.

Les compagnons pouvaient-ils vraiment faire confiance au montagnard ? Pour la millième fois, Mycelle regretta la perte de son don de sourcière, cette capacité de percevoir l’énergie élémentale chez autrui. Son pouvoir avait disparu lorsque le paka’golo l’avait ramenée à la vie. Depuis, elle était aussi aveugle en la matière que n’importe qui.

Pouvoir ou pas, quelque chose avait changé chez Kral, elle en était certaine. Mais n’était-ce pas le cas pour chacun des compagnons ? Leur long périple n’avait épargné aucun d’eux…

Le seigneur Tyrus toucha l’épaule de Mycelle.

— Fardale est revenu.

Mettant ses soupçons de côté, la guerrière hocha la tête et suivit le prince jusqu’au reste du groupe. Nee’lahn était recroquevillée sur son bébé ; Mogweed se penchait vers son frère.

— Je ne te comprends pas, siffla-t-il.

Mycelle posa une main sur l’épaule du petit homme.

— Laisse-moi essayer.

Fardale et Mogweed levèrent les yeux vers elle. La lueur ambrée de leurs prunelles, jadis si vivace, n’était plus qu’un faible scintillement. Tous deux étaient sur le point de se figer.

Mycelle s’agenouilla près de Fardale et lui caressa le dos.

— Qu’as-tu découvert ?

Un kaléidoscope d’images défila dans son esprit.

— Concentre-toi, Fardale.

Un gémissement monta de la gorge du loup, mais les images ralentirent. Deux gardes n’ains… cachés dans une grotte enfumée, au milieu d’un éboulis… accroupis devant un petit brasier de charbons ardents.

Mycelle se redressa.

— Des sentinelles surveillent le pont depuis la lisière de la forêt, annonça-t-elle aux autres. Fardale, tu peux nous conduire là-bas ?

Le loup ne se donna pas la peine de répondre. Il se contenta de pivoter, prêt à obtempérer. Mycelle adressa un signe de tête à Tyrus.

— Vous venez avec moi. Méric, tu couvres les autres avec ton arbalète.

L’el’phe acquiesça. Tyrus rejoignit Mycelle, une main posée sur la poignée de son épée. La guerrière fit signe à Fardale qu’ils pouvaient y aller.

Tyrus et elle emboîtèrent le pas au loup. Tous trois étaient doués pour se déplacer furtivement. Bientôt, Mycelle distingua des rochers nimbés d’une faible lueur. C’était un bon poste d’observation : situé assez haut pour surveiller le pont, et suffisamment renfoncé pour dissimuler les gardes.

Avec des gestes silencieux, Mycelle donna ses instructions aux deux autres.

Fardale se planta devant l’entrée de la caverne et s’assura d’avoir été repéré avant de détaler. Un grognement surpris résonna au cœur des rochers. Puis un n’ain titubant se traîna jusqu’au seuil. Une outre à vin pendait au bout de son bras. De toute évidence, les charbons ardents ne suffisaient pas à réchauffer les sentinelles.

Le n’ain ivre fit un pas dehors pour s’assurer que le loup était bien parti. Fardale avait disparu, mais pas Tyrus. Le prince mrylien jaillit devant le garde et lui transperça la gorge de son épée. Du sang éclaboussa la neige immaculée. Le n’ain lâcha son outre, dont le contenu se répandit à ses pieds. Tyrus l’empoigna par sa cape et le fit basculer sur le côté, à l’écart du seuil de la caverne. Malheureusement, l’impact du corps massif ne fut pas silencieux.

— Tu as chopé la bestiole poilue ? appela une voix pâteuse dans la langue des n’ains. Un peu de viande chaude et bien saignante ne nous ferait pas de mal.

Mycelle était postée de l’autre côté de l’entrée de la grotte. Quand le second n’ain sortit pour voir de quoi il retournait, elle lui planta ses deux épées dans la poitrine, transperçant ses cœurs jumeaux. Le garde tomba en arrière et atterrit lourdement dans le petit brasier, dont les charbons ardents s’éparpillèrent sur le sol.

Tyrus rejoignit Mycelle en essuyant son épée sur la cape dont il venait de délester sa victime. Il offrit un coin de tissu à la guerrière pour qu’elle puisse faire de même avec ses propres armes. Lorsqu’elle eut fini, il lui remit la cape.

— Peut-être vaudrait-il mieux que tu te déguises de nouveau en n’aine. On risque d’en rencontrer d’autres.

Mycelle hésita. Elle se sentait plus à l’aise sous sa forme humaine. Mais, dans la mesure où ils s’apprêtaient à infiltrer une forteresse n’aine, c’était une sage précaution.

La guerrière ôta ses vêtements et se changea en la chasseuse dont elle avait déjà pris l’apparence à Château Mryl. Son corps se souvenait de la métamorphose précédente ; il se remodela aisément. Ses cheveux foncèrent et perdirent leur lustre. Son visage s’aplatit et s’élargit tandis que son front saillait au-dessus de ses yeux. Sa transformation achevée, elle déroba les vêtements des deux n’ains morts et s’enveloppa avec la cape noire des soldats du Gul’gotha.

Tyrus la détailla d’un air amusé. Ça faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas vu sourire. Elle avait oublié combien il pouvait être séduisant quand ses yeux pétillaient ainsi.

— Quoi ? demanda-t-elle.

Tyrus rengaina son épée et se détourna.

— Tu es mieux en humaine. Mais je me demandais ce que ça ferait de coucher avec toi. Cette chair ondulante et tout le reste… Ce serait sûrement une expérience intéressante.

Mycelle écarquilla les yeux et sentit ses joues s’empourprer. Prince ou pas, il restait toujours un peu du pirate en Tyrus. Ses paroles choquaient la guerrière – et en même temps, elles lui faisaient étrangement plaisir.

Lorsqu’ils rejoignirent leurs compagnons près de la saillie rocheuse au bord du lac, Méric faillit planter un carreau dans le corps de Mycelle. Tyrus le rassura d’un geste.

— C’est Mycelle, dit-il. Nous avons pensé qu’un petit déguisement pourrait être utile.

Méric baissa son arbalète.

— À défaut d’autre chose, il est très convaincant.

Mycelle s’avança en se dandinant. Elle avait beau s’y sentir plus à l’aise que la fois précédente, son corps de n’aine demeurait encombrant et malgracieux. Elle entraîna ses compagnons de l’autre côté du rocher.

— On devrait pouvoir atteindre l’arche indemnes, maintenant.

Elle s’avança sur la rive rocailleuse, le dos courbé pour lutter contre la tempête. Le vent qui balayait la surface du lac avait encore forci ; il hurlait comme un damné et propulsait la neige presque parallèlement au sol.

Les compagnons eurent quelques difficultés à gagner le pont. Ils se hâtèrent de le traverser et se regroupèrent dans la niche au pied de l’arche.

Le vent humide avait éteint l’une des deux torches qui encadraient la porte. L’autre brûlait encore à l’abri du renfoncement, mais sa flamme ne dispensait qu’une maigre chaleur, et des tourbillons de neige pénétraient continuellement dans l’espace exigu.

Mycelle testa la porte métallique. Celle-ci était verrouillée.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Mogweed, les yeux écarquillés par la peur.

Méric s’adossa à un mur.

— Kral nous a dit de l’attendre. Donc, on l’attend.

Mycelle n’avait pas la patience stoïque de l’el’phe. Dégainant une de ses épées, elle frappa au battant avec le pommeau. Le fer produisit un son de cloche.

— Reculez, ordonna la guerrière. S’il y a des gardes, mieux vaut qu’ils ne voient qu’une n’aine. Et…

La porte s’ouvrit à la volée. Mycelle tituba en arrière.

Une silhouette sombre apparut sur le seuil et une voix dure aboya :

— Ne restez pas plantés là, la bouche ouverte ! Bougez-vous le cul !

La silhouette s’avança dans la lumière de la torche. C’était Kral encore trempé après son plongeon dans le lac. Sa barbe dégoulinante pendait jusqu’au milieu de sa poitrine.

— Pourquoi avez-vous mis si longtemps ?

Les compagnons se hâtèrent d’entrer. Kral, qui claquait des dents à cause du froid, se rhabilla en détaillant la nouvelle apparence de Mycelle. Tyrus lui raconta comment ils avaient découvert et éliminé les deux gardes n’ains.

— Sage précaution, approuva le montagnard.

Mycelle regarda autour d’elle. Un large escalier taillé à même la roche montait vers la citadelle. Sur sa première marche, un n’ain mort gisait face contre terre. Du sang coulait encore de la plaie qui l’avait tué.

— Moi aussi, je suis tombé sur une sentinelle dissimulée, expliqua Kral, remarquant que la guerrière observait le cadavre.

Mycelle acquiesça et se détourna. Mais ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque. Elle tenta de conserver un air calme et désinvolte. Quelque chose clochait. Avant même que Tyrus ouvre la bouche, Kral l’avait reconnue sous sa forme n’aine. Elle l’avait vu dans ses yeux et elle avait remarqué la façon dont il la reniflait, à la manière d’un animal. Et maintenant, ce garde mort… Comment l’avait-il tué ? La gorge du n’ain était déchiquetée d’une oreille à l’autre – et le montagnard n’avait pas d’arme.

Mycelle étudia Kral du coin de l’œil tandis qu’il finissait de se rhabiller et glissait sa hache dans sa ceinture. À quoi jouait-il sans daigner en avertir ses compagnons ?

Sur la droite de la guerrière, Mogweed se tordit le cou pour mieux scruter l’espace caverneux. Il posa l’autre question qui taraudait Mycelle :

— Comment es-tu entré ?

Kral tira sur sa deuxième botte et se redressa.

— Je vais vous montrer. (Il tendit un doigt.) Montez sur la première marche.

Ses compagnons obtempérèrent, évitant le cadavre et prenant garde au sang qui maculait la pierre. Kral les rejoignit. Mycelle le regarda fermer les yeux et remuer les lèvres en silence. Au bout d’un moment, il se pencha pour étudier le sol devant lui. L’air satisfait, il se tourna vers les autres.

— Tenez-vous par la main, peau contre peau. Quoi qu’il arrive, ne vous lâchez pas.

Mycelle prit elle-même la main de Kral et tendit l’autre à Tyrus. Nee’lahn découvrit son sein et cala le bébé contre sa poitrine nue avant d’obéir. Les autres s’exécutèrent rapidement. Au bout de la ligne, Mogweed empoigna la queue de son frère.

— Prêts, couina-t-il.

— Alors, allons-y. Le premier pas donne le vertige ; accrochez-vous bien.

Kral descendit de la marche, mais son pied ne toucha jamais le sol. Il parut tomber en avant, culbuter en entraînant Mycelle à sa suite. Le premier instinct de la guerrière fut de lâcher sa main, mais elle tint bon. Elle avait pris un engagement, et elle irait jusqu’au bout. Tandis qu’elle basculait avec Kral, son cœur se souleva.

Puis, brusquement, elle se retrouva debout sur une surface solide. En pivotant, elle vit les autres rassemblés derrière elle. Ils se tenaient de nouveau dans le hall au pied de l’arche. Rien n’avait changé.

— Vous pouvez vous lâcher maintenant, dit Kral. Nous avons franchi le seuil.

Légèrement verdâtre, Méric porta une main à son front.

— Que vient-il de se passer ?

— Nous sommes toujours au même endroit, geignit Mogweed.

— Non, le détrompa Kral. Nous sommes dans l’arche-miroir. (Il pivota et se mit à grimper l’escalier.) Dépêchons-nous avant qu’une patrouille découvre le garde mort.

Mycelle scruta la première marche. Le corps du n’ain avait disparu, et il n’y avait pas la moindre trace de sang sur la pierre.

— Que se passe-t-il ? Où sommes-nous ?

Kral soupira.

— Je vous expliquerai en chemin.

Lorsque tous les compagnons se furent engagés dans l’escalier à sa suite, le montagnard reprit la parole :

— Nous nous trouvons désormais dans le reflet de la véritable arche, l’image qu’elle projette dans les eaux de Tor Amon. Quand un membre de la famille royale se déplace à l’intérieur, il confère de la substance à l’illusion.

— L’eau se solidifie et il peut s’y mouvoir comme sur de la pierre, marmonna Tyrus, se souvenant des propos sibyllins tenus par Kral avant son plongeon dans le lac.

Le montagnard acquiesça.

— Exactement, seigneur Tyrus. La Terre a accordé aux membres de ma famille un moyen secret de se déplacer à travers notre demeure sans être vus. En ce moment, nous marchons derrière le miroir de la réalité.

Mycelle jeta un coup d’œil par une meurtrière. La tempête de neige avait disparu. Dehors ne s’étendaient que des ténèbres liquides. La guerrière s’arrêta et passa un bras par la fenêtre. Ses doigts rencontrèrent effectivement de l’eau.

— C’est le lac, dit Kral en la regardant. En grimpant cet escalier, nous nous enfonçons dans les profondeurs de Tor Amon. (Il tendit un doigt vers une fenêtre plus large située en hauteur. Le rebord était trempé, tout comme les marches en dessous.) Je suis entré par ici ; puis je suis descendu vous chercher.

— Mais pourquoi descendre – ou monter, je ne sais plus – dans ce château d’eau ? Dans quel but ? demanda Mycelle en essuyant sa main mouillée.

— Parce que personne ne pourra nous y surprendre. Seuls les clans connaissent cette voie, et seul un membre de la Flamme de Senta peut l’ouvrir. Ici, nous sommes en sécurité. Lorsque nous atteindrons le château, nous pourrons traverser le miroir dans l’autre sens et regagner le monde réel sans qu’aucun des occupants de la Citadelle ne s’en soit aperçu.

Mycelle réfléchit. Si le montagnard disait vrai, ça leur conférait un avantage certain.

— Peux-tu te déplacer facilement entre les deux plans ?

Kral poussa un grognement affirmatif.

Mycelle hocha la tête et lui fit signe de continuer. Des soupçons continuaient à résonner jusque dans sa moelle, mais quel autre choix les compagnons avaient-ils ? Ils devaient trouver et détruire le griffon. Aussi la guerrière emboîta-t-elle de nouveau le pas au montagnard.

L’ascension lui parut interminable. Les marches défilaient sous ses pieds comme si elles ne devaient jamais s’arrêter. À plusieurs reprises, les compagnons tombèrent sur des ossements blanchis, entassés au coin d’un palier ou répandus sur les marches.

— Les restes des défenseurs blessés, expliqua Kral d’une voix rauque. Beaucoup étaient tellement affaiblis qu’ils sont morts dans cet escalier pendant que les derniers survivants, guidés par mon ancêtre, s’enfuyaient par ce chemin secret. Ils demeurent ici à jamais, derniers gardiens de la Citadelle.

Les compagnons continuèrent à monter en silence, comme s’ils traversaient un cimetière. Enfin, épuisés jusqu’à la moelle, ils atteignirent le sommet de l’escalier. Une double porte ouverte se dressait devant eux. Au-delà de ses battants de pierre s’étendait un large couloir éclairé par des lumières scintillantes.

— Le reflet des torches du monde réel, expliqua Kral en franchissant le seuil.

Le couloir était désert ; les pas des visiteurs résonnaient de manière étrange contre les murs immatériels. En même temps, Mycelle percevait la présence d’autres gens tout près d’eux. Et elle n’était pas la seule. Ses compagnons promenaient des regards inquiets à la ronde, comme s’ils avaient repéré un mouvement du coin de l’œil ou entendu quelqu’un chuchoter à leur oreille.

Réprimant un frisson, Mycelle continua à suivre Kral.

— Où allons-nous ? demanda-t-elle à voix basse, comme si elle craignait de se faire repérer par les fantômes du couloir.

— Dans la salle du trône. C’est le meilleur endroit pour commencer nos recherches.

Mycelle acquiesça et le montagnard excité pressa le pas.

Ils grimpèrent d’autres escaliers et enfilèrent un dédale de passages semblables à des tunnels. Mycelle se concentra pour mémoriser le chemin qu’ils suivaient, au cas où ils seraient séparés.

Au bout d’un long moment, ils tournèrent dans un large couloir qui s’achevait par une immense porte de granit sculpté. Le battant, haut comme une demi-douzaine de montagnards, était entrebâillé. Kral s’élança.

— Attends-nous ! appela Mycelle, les nerfs en alerte.

Mais Kral demeura sourd à ses appels. Il se faufila par l’ouverture et disparut dans la pièce au-delà. Mycelle lui courut après.

— Il ne faut pas le perdre ! jeta-t-elle aux autres par-dessus son épaule. Il est notre seul moyen de sortir de ce reflet !

Elle fit irruption dans une pièce caverneuse, au sol de granit poli et au plafond voûté éclairé par d’autres lueurs spectrales. Dans le fond de celle-ci se dressaient des ténèbres huileuses qui dévoraient toute lumière alentour – un tourbillon noir renversé. Son œil affamé parut dévisager les intrus. Des hurlements résonnaient dans ses entrailles.

— Kral ! s’exclama Tyrus.

Le montagnard était à genoux devant le tourbillon – mais pas pour lui prêter allégeance. Ses mains et ses pieds cherchaient désespérément une prise sur le sol. Il était clair que les ténèbres l’attiraient vers elles.

— Je ne peux pas m’arrêter ! rugit-il. Ce truc m’aspire hors du reflet !

Les compagnons se précipitèrent et saisirent les bras de Kral. Mais c’était comme tenter de retenir un bateau en train de couler. Le corps du montagnard continua à glisser irrésistiblement sur le granit, entraînant ses amis, comme des poissons accrochés à un hameçon.

— Nous ne sommes pas assez forts ! se lamenta Tyrus.

— Mais nous ne pouvons pas le perdre, cracha Mycelle. Il est le seul capable de nous faire franchir le seuil sains et saufs pour nous ramener dans le monde réel !

Les pieds de Kral disparurent à l’intérieur du tourbillon huileux.

— C’est trop tard ! cria-t-il.

Mycelle dévisagea rapidement les autres.

— Il n’y a qu’une seule solution. On reste ensemble. Où que Kral aille, on l’accompagne.

Elle tendit sa main libre à Nee’lahn. Le reste du groupe rapidement la chaîne. Mogweed hésita et jeta un coup d’œil à la salle du trône fantomatique avant de prendre la main de Tyrus. De sa seconde main, Tyrus empoigna la queue de Fardale.

— Accrochez-vous ! glapit Mycelle.

Entraînés vers l’avant, ils basculèrent dans le vide ténébreux. De nouveau, ils se sentirent culbuter et leur cœur se souleva. Puis ils se retrouvèrent de l’autre côté.

Mycelle regarda autour d’elle. La pièce était identique à celle qu’ils venaient de quitter. Mais à la place du tourbillon noir se dressait une monstrueuse statue de pierre représentant un lion ailé, aux griffes enfoncées dans le sol et à la gueule ouverte en un rugissement silencieux.

C’était le portail du Weir – le griffon.

Près de lui, Mycelle avisa un grand siège de granit blanc parcouru de veines argentées. Le Trône de Glace, devina-t-elle. Un n’ain massif était assis là, si ridé par l’âge qu’on avait du mal à distinguer ses traits sous chevelure blanche. Son regard vitreux se posa sur Kral.

— Mon frère, croassa-t-il, ses lèvres desséchées s’étirant en un large sourire. Sois le bienvenu chez toi. Tu as beaucoup manqué à notre Ténébreux Maître.

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